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Jacques Louvain, peut-être

par Dominique Boudou, carnets, extraits, en-cours etc.

30 janvier 2011 7 30 /01 /janvier /2011 09:26

Je n'ai pas fait le fier quand je suis monté dans l'estafette de la police. L'agent m'a dit que j'avais craché sur les marches d'un escalier. Infraction mineure certes mais comportant des dangers potentiels. Un usager de la voie publique peut glisser sur le crachat et se casser une jambe. J'ai reconnu mes torts. J'ai déclaré que je ne recommencerais pas car je tenais à rester un bon citoyen. L'agent a émis un grommellement approbateur et m'a demandé mes papiers. J'ai montré ma carte de fidélité du magasin Célio en m'excusant de n'avoir rien d'autre. Contre toute attente, le visage du policier s'est illuminé d'un large sourire. Il m'a parlé de son voyage à Louvain en Belgique avec sa femme et ses gosses. Un de ses plus beaux souvenirs. Il m'a dit que la cathédrale est de style gothique flambant et que toute la famille a pris des photos. Il ne m'a pas infligé d'amende.

J'ai fini ma promenade par un crochet sur les berges de la Garonne. J'avais la joie au coeur et un nom accepté d'un agent de police. S'il m'avait collé une prune il aurait écrit Jacques Louvain sur son bordereau, lequel document officiel authentifierait mon identité. Louvain n'est pas une ville. Louvain, c'est moi. Il faudra qu'on le sache.  Le plus vite serait le mieux. Mais comment m'y prendre ? Puis-je invoquer le reflux de mes cheveux blancs pour convaincre sans inquiéter ? Mes proches, qui aimaient bien Dominique Boudou, feront semblant d'y croire et me laisseront tranquille. Ma femme consultera son médecin, bien sûr. Elle versera peut-être en cachette le contenu d'une gélule dans mon café du matin mais qu'importe ! Toute pharmacopée est impuissante contre l'inexpugnable désir de Jacques Louvain. Je redoute en revanche les pires difficultés au lycée. Dominique Boudou y passait déjà pour un original ombrageux. Jacques Louvain sera condamné à perpétuité comme fou indécrottable. Le proviseur obtiendra mon renvoi. Les petits boulots et les grandes duduches perclus d'ennui à la lecture de Booz, beaucoup plus tard, dans des réunions d'anciens, auront des rigolades à la régalade.

Toute ma joie ayant fondu, le coeur plus flasque qu'un mollusque, je me suis enfermé dans mon bureau et j'ai cherché des Louvain sur internet. Rien qu'en France, il en est né 147 de 1891 à 1990. Dont 44 entre 1941 et 1965. L'un d'eux a vu le jour en Gironde mais j'ignore en quelle année. Je ne sais pas davantage s'il s'appelle Jacques. Deux Dominique Boudou étant venus au monde à Paris en 1955, je n'aimerais guère qu'une telle situation se reproduise. Je refuse d'entendre causer d'un autre Jacques Louvain que moi. Qu'on se le dise !


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29 janvier 2011 6 29 /01 /janvier /2011 11:34

Je pourrais découper une bougie en cinquante-deux parties égales, en planter une sur un mini éclair et hop ! fête pour Jacques Louvain. Mais le coeur n'y est pas. Celui qui bat dans ma poitrine ne m'appartient pas tout à fait. Il y a dans ses pulsations des ruptures inconfortables. J'attends une amélioration notoire pour la deuxième semaine. Dès que j'ai un moment de libre, je multiplie les captures de mouches. Hier, rarissime prouesse, j'en ai attrapé deux d'un coup. Prendre la mouche, que je me suis dit en rigolant. Je l'ai noté sur mon livre blanc qui n'est déjà plus tout à fait blanc.

Puis, tout à trac, j'ai demandé à ma femme si elle m'aimait. Elle a ouvert une bouche si ronde qu'on aurait dit un tuyau. On s'est assis sur le canapé et on s'est caressés un peu.  Elle m'a dit que je ne lui avais pas demandé si elle l'aimait depuis au moins cinq ans. Elle a dit aussi que j'avais moins de cheveux blancs qu'avant. Sur le moment je n'ai pas réagi. C'est quand je me suis aperçu dans la vitrine du boulanger. Le choc. Ma femme a raison. La plupart de mes cheveux blancs ont disparu. Est-ce dû au fait que je suis désormais Jacques Louvain ? Ou s'agit-il d'un caprice de la nature ? J'étais tellement troublé que la boulangère m'a fait répéter ce que je voulais comme pain. Elle va vraiment finir par croire que je vais mal. 

Je ne suis pas rentré tout de suite. J'ai fait plusieurs fois le tour du quartier en espérant que la marche m'aiderait à mettre de l'ordre dans ma tête. Si mes cheveux blancs retrouvaient leur couleur châtain, ma peau retendue effacerait-elle mes pattes d'oie, mes yeux repolis verraient-ils à cent mètres au lieu de cinquante, mon sexe fatigué jouerait-il plus souvent au gendarme ?

J'ai regardé les gens autour de moi. Certains vivaient peut-être la même situation. Interloqués tout pareil. M'épiant, qui sait, pour vérifier si moi aussi. Alors je me suis mis à courir comme jamais je n'avais couru. Mes jambes avaient une allonge terrible. Aucun grain de sable ne craquait aux jointures. Expert en capture de mouches, j'allais devenir un athlète tout à fait honorable. Rien n'arrêterait plus Jacques Louvain dans sa progression vers les sommets de la lumière.

C'est alors qu'un policier m'a mis la main sur l'épaule et m'a ordonné de le suivre à l'arrière de son estafette.


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28 janvier 2011 5 28 /01 /janvier /2011 17:49

Quand je rêvais que j'étais Jacques Louvain et que je lui tirais une vie au cordeau tout allait bien. Maintenant que je suis vraiment Jacques Louvain ce ne sont que hoquets adipeux sur le chemin. A commencer par la voiture. Finalement, Je ne conduis pas mieux que Dominique Boudou. Ou alors, c'est qu'il faut à Jacques Louvain un véhicule d'un autre calibre qu'une Clio de 1998. Une berline dont le moteur serait un chant à la moindre caresse. Un pot qui feulerait dans l'écho des côtes dérobées. Mais il y a d'abord ces vêtements à acheter et ce n'est pas une petite paire de manches. Premièrement : entrer dans la boutique. Deuxièmement : foncer vers le rayon idoine. Et c'est le coup d'arrêt dans les oreilles. Cette musique qui lancine. Ces étoffes qui se dandinent sur les cintres. Glissent entre les doigts. Font de l'électricité jusque dans la nuque. Puis une voix déboule, perchée à un mètre cinquante sur des semelles en forme de paquebot. Elle propose ceci, cela, ceci encore, puis cela tellement super, pousse Jacques Louvain vers une cabine moins large qu'un cercueil, ajuste le pli d'un pantalon, retoque la tenue d'une chemise, fait des mimiques cependant que ses seins ballottent. A la caisse, une autre voix, toute pareille, imprime une carte de fidélité au nom de Jacques Louvain.

A la maison, ma femme me déleste de mes paquets et me demande ce qui m'a pris. J'ai sur les lèvres le sourire de la béatitude. J'essaie presque de bon gré les trois pantalons, les trois chemises et les trois vestes. Je glousse en laçant les trois paires de chaussures. Devant la glace, Jacques Louvain a l'air d'un monsieur sortant d'un conseil d'administration. Ma femme est contente, joyeuse même. Je lui plais.

Plus tard dans la journée, j'ai ouvert fébrilement le livre blanc que j'ai acheté à la papeterie du quartier. J'ai écrit la date : 29 janvier 2011. J'ai noté le temps : froid mais un peu de soleil, sept degrés. Puis je suis resté une demi-heure sans pouvoir écrire. Après avoir dépecé le capuchon de mon stylo, je me suis dit que la mémoire de Jacques Louvain prendrait plus solidement racine si je la reliais à un événement extérieur, petit ou grand. Alors, au-dessous de la date et du relevé météo j'ai écrit ça, en grosses lettres penchées : Nelson Mandela, infection respiratoire aiguë.

Enfin, j'ai pu lâcher mon écriture. Elle courait sur le papier comme des pattes de cousin. Le songe n'est pas une vie. Le songe n'est pas une vie. Pas une vie. Pas une. Et j'ai évoqué les seins de la vendeuse à la boutique Célio. Leur balancier. Jacques Louvain est très sensible aux seins.

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28 janvier 2011 5 28 /01 /janvier /2011 09:21

Mon proviseur m'a dit qu'il y avait quelque chose de changé en moi mais qu'il ne savait pas quoi. Ces mots m'ont tracassé toute la matinée. J'ai fait mon cours sur Victor Hugo comme si ce n'était ni Dominique Boudou ni Jacques Louvain qui le faisait. Un moment, même, j'ai pensé que Victor Hugo était représentant de matériel hifi haut de gamme chez Bose. J'ai ri. Une mouche, surprise de m'entendre déranger l'ennui souverain, s'est mise à tourbillonner autour de ma tête. Son manège n'a pas duré longtemps. Une grande duduche et un petit boulot ont applaudi dans un silence de mort.

A la pause de dix heures, j'ai prétexté un accès de fièvre et je suis rentré à pied alors que ma voiture était sur le parking. J'ai marché dans les rues sans les voir. Je me suis retrouvé sur les quais à mon insu. L'eau de la Garonne ressemblait à une peau qui pèle. Un mélange de lait tourné, de mauvais chocolat saupoudré de points roses. Une planche est passée sous mes yeux. Elle ne laissait aucun sillage derrière elle. J'ai soupiré. La mémoire de Dominique Boudou n'a rien de commun avec cette planche. Elle fait des grumeaux dans mon cerveau. Quant à celle de Jacques Louvain, il y a tant à oeuvrer pour qu'elle tienne debout. Elle n'a que trois jours, pensez. Il n'y a que les bêtes qui tiennent debout au bout de trois jours. Ma mémoire n'est pas une bête.

A la maison, j'ai un peu causé avec ma femme, j'ai mangé une pomme verte et je suis monté me coucher. Pendant une demi-heure, j'ai regardé les portes coulissantes de la penderie murale. Elles ont sur les rails fixés au sol un emboîtement parfait. C'est derrière elles que ça ne va pas. Si je les ouvrais, je tomberais nez à nez avec les imperméables de Dominique Boudou, son manteau d'hiver court et son manteau d'hiver long, l'anorak qu'il a mis une fois une seule pour faire de la montagne. Une écharpe agitée par le déplacement d'air des battants à l'ouverture frétillerait des franges et j'y verrais un cou étranglé.

Je dois par conséquent adopter une méthode rigoureuse. Premier temps. Constituer à Jacques Louvain une mémoire. Une vraie. Inscrite dans la chair du quotidien. La noter s'il le faut sur des carnets. Deuxième temps. Acheter des vêtements. Dominique Boudou n'aimait pas ça. Jacques Louvain va devoir s'y résoudre. Je ne peux tout de même pas aller tout nu.


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26 janvier 2011 3 26 /01 /janvier /2011 13:49

Ma première journée en tant que Jacques Louvain touche à sa fin. Mon cerveau tourne à plein régime. Il tisse avec les autres parties de mon corps des connexions dont je sens dans ma chair le travail en profondeur. J'ai moins mal aux genoux et au dos. Mes réflexes sont plus rapides. Je les ai mis à l'épreuve en capturant des mouches. Sur dix essais je n'ai échoué que deux fois. Une telle célérité, pour peu que je l'améliore, me donne des idées. Je pourrais me mettre à l'escrime par exemple. Sans prétendre au podium olympique, une pratique assidue de l'épée m'apporterait bien des joies. D'autant que cette accélération de la vitesse s'accompagne d'une dextérité accrue. Plus rapide, plus adroit, j'imagine l'avenir comme un carrefour aux embranchements multiples.

Cependant, je devine les embûches qui se dresseront sur mon chemin. Au petit déjeuner, ma femme m'a regardé bizarrement. La même chose s'est produite quand je suis allé chercher le pain. La boulangère m'a demandé si j'allais bien. Une première. De retour à la maison, j'ai prétexté une légère indisposition et je me suis couché pour réfléchir.

Dominique Boudou est mort mais sa mémoire reste vivante. Finira-t-elle par céder la place à celle de Jacques Louvain ? Cet effacement progressif de la mémoire de Dominique Boudou serait le mieux qu'il puisse m'arriver. J'envisage assez mal une cohabitation des deux mémoires. Même si je m'entraîne à les séparer par des cloisons étanches, je me dis qu'il y aura des fuites. Si je ne les colmate pas, elles deviendront plus nombreuses, plus abondantes. A peine né dans la réalité, Jacques Louvain aura de gros soucis de cohérence.

D'autant qu'un problème majeur se pose déjà. J'occupe la maison de Dominique Boudou, ses meubles, ses bibliothèques, ses tableaux aux murs. Je bois le café dans son bol et je coupe la pain avec son couteau. Plus grave encore, je couche avec sa femme. Elle discernera dans notre rapport intime des variations qui ne manqueront pas de l'alerter. Elle me pressera de questions auxquelles je ne saurai pas longtemps me soustraire.

Pourrai-je lui dire que je ne suis plus Dominique Boudou mais Jacques Louvain ? Ne risque-t-elle pas de croire que je suis devenu fou ?

Hum ! Pour le moment, le mieux est que je continue à capturer des mouches. Dominique Boudou les gobait en ses heures de prostration. Jacques Louvain, grisé par une énergie encore vierge, les attrape. C'est un vrai progrès, non ?


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26 janvier 2011 3 26 /01 /janvier /2011 08:54

Autrefois, pour m'endormir, j'imaginais que j'étais quelqu'un d'autre. Je conservais mon enveloppe corporelle car je n'étais pas mécontent des services qu'elle me rendait. Je faisais en revanche table rase de mon cerveau. Un véritable échange standard comme chez un mécanicien auto. En douceur. Et aussitôt, mes émotions, mes pensées appartenaient à Jacques Louvain. Je devenais vraiment quelqu'un d'autre. Un peu désorienté quand même, ne sachant pas trop me servir de cet esprit tout neuf qui avait besoin de rodage. D'autant qu'il était totalement dépourvu de mémoire.

Au fil des années, je suis parvenu à apprivoiser Jacques Louvain. Je lui ai constitué une histoire. J'ai dû m'y reprendre plusieurs fois car elle ressemblait trop à la mienne et me donnait de sévères migraines.

Aujourd'hui, l'histoire de Jacques Louvain a suffisamment d'étoffe pour se dérouler sans à-coups. Dernièrement, en plein jour, occupé à mes affaires ordinaires, je me suis aperçu que Jacques Louvain avait pris ma place sans me demander mon avis. J'ai mis cette usurpation d'identité sur le compte de la fatigue. Mon médecin m'a dit que ce n'était pas grave et m'a prescrit des cachets. Ils n'ont pas eu l'effet escompté. Jacques Louvain s'est de nouveau invité dans mon esprit pendant plusieurs heures d'affilée. Les sensations de mon corps étaient si agréables que je n'ai pas beaucoup résisté à l'intrus. Jacques Louvain conduit sa voiture avec aisance, mène sa carrière de professeur de lettres avec brio et toutes les jolies femmes lui tombent dans les bras.

Aussi, ce matin, en prenant ma douche, j'ai senti un changement définitif dans tout mon être. L'imagination commettait une violente effraction de la réalité et ni rien ni personne ne saurait l'en déloger. 

Dominique Boudou est mort dans sa salle de bain. Et c'est Jacques Louvain qui écrit ici. Je suis Jacques Louvain. J'ignore combien de temps durera ma nouvelle vie. Je ne cherche pas à savoir quelle sera son amplitude. Qu'importe ! J'ai envie d'y croire.

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